L’Aïkido, l’art où on se saisit les poignet


Cette vision réductrice de la pratique est généralement connotée négativement, les saisies de poignets étant considérées comme peu réalistes par grand nombre de personnes. On peut donc se demander pourquoi l’Aïkido - à l’image de nombreuses écoles de Jujutsu - met une telle emphase sur ce type de saisie.


Saisir(,) le rôle de Uke

Pourquoi cette parenthèse surprenante? Non il ne s’agit pas d’une faute de typographie. Une grande partie du problème de la saisie en Aïkido peut se résumer à la présence, ou non, de cette virgule. Saisir est-il le rôle de Uke, ou doit-on saisir le rôle de Uke?

Quel est donc ce rôle? Uke doit créer les conditions de la pratique et donc proposer des attaques dangereuses, à la hauteur des capacités de son partenaire pour l’aider à progresser. Dans la pratique cette condition de départ est pourtant rarement en place, et on verra souvent Uke saisir avec conviction le poignet de son partenaire et… attendre sa réponse! Le rôle de Uke se limite alors à la simple saisie.

Uke se doit d’être dangereux. De simple partenaire de pratique, il doit pouvoir être considéré comme un potentiel adversaire, un ennemi, Tekki. Sa saisie représente dans ce cas le premier contact entre les deux protagonistes mais cette saisie doit avoir un sens. Elle peut viser à projeter, limiter les mouvements, déséquilibrer pour placer une frappe qui terminera le combat avant même que celui-ci ait réellement commencé. Quand mon adversaire saisit mon poignet, c’est pour en finir, pas pour que je réalise Ikkyo.

Il existe de nombreuses raisons de saisir un poignet: empêcher le dégainage, projeter, frapper, ou même se protéger de l’initiative adverse, mais dans tous les cas de figure la saisie doit être pratiquée avec autant de sérieux que la technique qui suivra en réponse. Sans attaque réelle, il ne peut y avoir de défense réaliste.


Personne ne saisit les poignets dans la rue

Autre phrase régulièrement entendue, elle est tout aussi réductrice que la précédente. Si l’Aïkido ne se résume heureusement pas à des saisies (de poignet ou d’autre chose), la « rue » est également un environnement complexe qui ne présente pas de solutions toutes faites.

Si l’avènement du MMA a amené un souffle nouveau, les arts de préhension et en particulier le Jiu Jitsu Brésilien ont particulièrement tiré leur épingle du jeu, se présentant comme les solutions réalistes par excellence. Les saisies de poignet en revanche y sont nettement moins présentes qu’en Aïkido et le grappler cherchera plus souvent à saisir dans une variation du Kumi Kata du Judo. Pourquoi alors cette présence si importante des saisies de poignet dans l’Aïkido, le Daito Ryu et autres Koryu?

Le port du sabre avant l’avènement de l’ère Meiji est l’une des explications les plus courantes. La saisie du poignet consisterait avant tout à empêcher l’adversaire de dégainer son arme, alors que les techniques permettraient de le faire malgré tout.

Au-delà de cette explication, il peut être intéressant de regarder l’apport pédagogique d’une saisie de poignet dans le cadre d’un art « Aiki ». L’Aiki tel que je le comprends est la capacité à contrôler une tierce personne dès le moment du contact, à annuler sa capacité à générer une force. La saisie de poignet dans ce cadre est intéressante parce qu’elle est… difficile. Il y a quelques années de cela, alors que je posais la question des saisies de poignet et de l’intérêt d’exercices de type Age Te (Kokyu Ho) à Akuzawa sensei, le fondateur de l’Aunkai, celui-ci me fit naturellement la réponse suivante: « contrôler la structure du partenaire depuis les poignets est très difficile. C’est beaucoup plus simple si l’on se rapproche du corps, par exemple au niveau des coudes ou des épaules. Mais c’est la même mécanique. Si vous pouvez contrôler une structure intégralement depuis les poignets, il sera très simple de le faire depuis n’importe quelle partie du corps ».

Sagawa Yukiyoshi - Contrôler le corps du partenaire depuis les poignets



Cette évidence fonctionne bien sûr dans les deux sens: Tori doit pouvoir contrôler Uke depuis cette saisie, de même qu’une doit pouvoir contrôler son adversaire dès qu’il pose les mains sur lui. La saisie d’Akuzawa sensei en est d’ailleurs un excellent exemple: dès le moment de la saisie, votre structure est prise, il devient impossible de réaliser une technique. A l’instant du contact, tout est terminé.


De quel type de saisie parle-t-on?

L’Aïkido est multi-forme et chaque courant propose ses propres choix tactiques et stratégiques. Le type de saisie et la qualité du contact en fait partie. Certains choisiront des saisies lourdes et puissantes, d’autres des saisies légères et en sensibilité. Ces choix ne sont pas discutables mais il est en revanche essentiel de comprendre leurs raisons.

Dans tous les cas, la saisie doit avoir un sens, c’est-à-dire qu’elle doit permettre de prendre l’ascendant sur l’adversaire. Ueshiba Morihei, le fondateur de l’Aïkido, était lui-même particulièrement réputé pour sa puissance, a fortiori dans ses jeunes années et sa saisie était particulièrement redoutable. A ce sujet, Mochizuki Minoru, expliquait dans un entretien que la saisie de son maitre était surhumaine. « Quand Ueshiba vous attrapait le poignet, » disait-il, « il y avait déjà un hématome. Sa main était comme un étau ». Mais comme on peut toujours le voir sur les quelques vidéos toujours disponibles, sa puissance ne se traduisait pas par une tension musculaire et une rigidité dans l’action. On le voit au contraire sautillant et léger sur ses appuis. Mochizuki sensei ajoutait que la saisie d’O’sensei était tellement puissante qu’il pouvait vous briser le poignet. On comprend dès lors le potentiel destructeur de ce type de saisie pour qui a développé un corps aussi puissant.



Les saisies de poignet - L’approche de l’Aunkai

Si au contraire de l’Aïkido, l’Aunkai ne propose pas de travail technique à proprement parler, on y retrouve de très nombreux exercices partant des poignets. Qu’ils soient statiques comme Age Te (上手, monter les mains) ou Sage Te (下手, baisser les mains), ou dynamiques à l’instar des différents exercices de marche paume contre paume.

L’Aunkai vise principalement à créer un corps martial, et ces exercices en sont la clé de voute.
Descendre les mains tenues fermement dans un contexte statique est extrêmement difficile. Tout d’abord la saisie elle-même a un impact sur notre structure qu’il s’agit de résoudre pour ne pas se retrouver déséquilibré ou frapper. Les bras sont des membres complexes et bien que rattachés à notre torse, l’articulation de l’épaule est capricieuse et il est difficile pour le débutant de bouger « avec tout le corps ». Une fois cette unité trouvée, il s’agit non seulement de pouvoir baisser les mains librement en dépit de la contrainte exercée, mais aussi par la même occasion d’appliquer une force inexorable sur le corps du partenaire.

Il en va de même lors des exercices de marche. Paume contre paume et bras tendus, il devient rapidement très difficile d’avancer dès lors que le partenaire exerce une résistance. Parmi les nombreuses raisons qui démontrent une mauvaise utilisation du corps, la difficulté à unifier le corps, du torse aux poignets est l’une des principales. Je vous invite d’ailleurs à observer votre propre corps, et en particulier vos épaules dans des exercices de type Kokyu Ho lorsque votre partenaire exerce une pression forte sur vous. Restent-elles relâchées malgré la pression? Si la réponse est non, il est probable que votre corps ne soit pas unifié.

A quoi ressemble un corps unifié? Un exercice simple permet d’en avoir un aperçu. Avec un partenaire muni d’un Jo, tenu horizontalement devant lui, bras tendus et jambes parallèles, saisissez le Jo à une main et essayez de le repousser malgré sa résistance. Est-ce facile?
Placez maintenant votre bras près de vous, coude vers le bas collé au corps, avant bras à la verticale, et sans déplier le bras, marchez? Est-ce plus simple? Sans doute car votre bras et votre corps ne font plus qu’un bloc.



Construire un corps unifié


Ces exercices ne sont évidemment que des exercices et il serait dangereux de les confondre avec la réalité. Mais si vous êtes capables de prendre facilement le contrôle de votre partenaire en travaillant Sage Te, qu’est-ce qui vous empêche de faire la même chose depuis une position de combat plus réaliste? Il en va de même en Aïkido où les techniques visent sans doute moins à proposer des solutions réalistes à des attaques telles qu’elles peuvent se produire dans la réalité, mais à éduquer le corps. Si vous ne pouvez pas contrôler votre corps, vous ne pourrez pas contrôler votre adversaire et être capable de le déséquilibrer sans effort dans les conditions les plus difficiles est la clé pour créer un corps « Aiki ».



De la saisie à la frappe

La séparation moderne entre arts de préhension et de percussion tend à laisser penser qu’il s’agit de familles très différentes tant dans leurs contextes et leurs stratégies que dans leurs utilisations du corps. Rien n’est moins vrai pourtant et l’Aunkai en est un parfait exemple en proposant un travail corporel qui permet d’utiliser le corps de la même façon sur une saisie, une clé, une frappe,  une projection ou une coupe. Nous utilisons le même corps pour toutes ces actions et si elles sont réalisées correctement il est possible de les réaliser de la même façon.

Si vous êtes capable d’effectuer une saisie lourde, relâchée, qui affecte profondément votre adversaire, qu’est-ce qui vous empêche de réaliser une frappe lourde et relâchée avec le même effet?

Être capable d’affecter profondément son partenaire dès la saisie, sans nécessairement appliquer de contrainte est un travail extrêmement difficile, a fortiori pour des pratiquants qui ne peuvent consacrer que quelques heures par semaine à la pratique martiale. Je veux pourtant croire que c’est ce qui fait la grande richesse de l’Aïkido et plus largement de ses ancêtres. Le chemin est long et difficile, mais ne vaut-il pas la peine d’être parcouru?








Cet article est initialement paru dans la revue Dragon Spécial Aikido en avril 2019

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