Aikido - A la recherche de la martialité perdue

Cet article est initialement paru dans la revue Dragon Spécial Aikido en Juillet 2018.


La question de la martialité d’une pratique martiale peut prêter à sourire et pourtant le simple fait que cette question soit posée si fréquemment en ce qui concerne l’Aikido nous fournit déjà un début de réponse. Il n’existe cependant aucun doute sur les qualités martiales du fondateur, louées par plus d’un expert en son temps.

Ayant eu la chance de pratiquer plusieurs arts martiaux avant de faire la rencontre de l’Aikido, ce préjugé que je pouvais avoir sur l’Aikido s’est rapidement confirmé sur les tatamis. Manque d’intention, attaques surréalistes, et des défenses qui l’étaient parfois tout autant, comptant au moins autant sur la bonne volonté du partenaire que sur un aspect technique pas toujours bien compris. Pourtant dans son essence l’Aikido conserve tous les éléments pour être une discipline martiale redoutable amenant ma perception du sujet à évoluer en deux questions principales après mes débuts: comment l’Aikido en est-il arrivé là et comment peut-on retrouver cette martialité perdue?

Des attaques qui n’en sont pas

Le premier fléau de l’Aikido vient pour moi de ses attaques. Une bonne défense ne peut exister sans une bonne attaque. J’ai toujours trouvé malheureux dans des stages ou cours d’Aikido, avec des experts japonais pourtant réputés que l’on m’explique que j’attaquais mal et que c’était la raison pour laquelle la technique ne marchait pas. S’il est évidemment tout à fait possible que mes attaques ne soient pas d’un niveau suffisant, il est surprenant que ça ne m’ait jamais été reproché ailleurs qu’en Aikido. Mais qu’entend-on le plus souvent par une “mauvaise” attaque?

Une mauvaise attaque dans le jargon de l’Aikido moderne est le plus souvent une attaque qui ne crée pas les conditions souhaitées par Tori pour qu’il applique sa technique. Conditions qui pourront varier selon la recherche de l’enseignant et ce qu’il cherchera à présenter à ses élèves.
Mon point de vue personnel est qu’une mauvaise attaque est une attaque qui n’est pas dangereuse. Ce peut être un shomen uchi téléphoné et sans puissance, un katate dori dans lequel Uke saisit et attend la riposte, un ushiro ryote dori pour lequel Uke fait le tour de Tori au lieu de l’attaquer directement dans le dos, par surprise. L’exemple de la mauvaise attaque est visible dans bon nombre de démonstrations, dans lesquelles Uke court autour de Tori en attendant un geste de sa main qui lui indiquera qu’il est temps d’arrêter sa course et de chuter.

Le seul but d’Uke devrait être d’attaquer, de mettre son adversaire en danger. Dans les anciennes écoles, ce rôle était régulièrement tenu par la personne la plus avancée, tout simplement parce que connaissant les deux rôles de Shitachi et Uchitachi, le sempai était plus à même de percevoir les manquements de son partenaire moins avancé et de lui mettre une pression adéquate.

Ce rôle plus avancé d’Uke n’est pas une chose courante en Aikido pour de nombreuses raisons. La première est tout simplement que le développement rapide de la discipline encourage des pratiquants de tous niveaux à pratiquer ensemble et à s’attaquer mutuellement. Le fondateur lui-même ne semble pas avoir particulièrement insisté sur ce point et avoir pris l’ukemi régulièrement pour ses élèves, alors que son professeur Takeda Sokaku du Daito-ryu Aikijujutsu était lui réputé pour sa paranoia et n’aurait clairement jamais laissé ses élèves appliquer leurs techniques sur lui.

Mais ce changement structurel de pédagogie par rapport aux anciennes traditions ne peut pas être la seule explication puisqu’on retrouve cette approche dans l’immense majorité des pratiques modernes, japonaises ou non. Le problème tient plus au fait d’attaquer correctement car Uke, par son attaque, crée les conditions de l’apprentissage. Une véritable attaque le poussera dans ses derniers retranchements et lui permettra de progresser, alors qu’un simulacre d’attaque ne pourra que le conforter dans ce qu’il fait, le fameux “théâtre martial” tant décrié par Hiroo Mochizuki.



Takeda Sokaku du Daito-ryu Aikijujutsu




Créer un contexte d’apprentissage

La pédagogie souvent proposée, qui consiste à définir certains paramètres sur une saisie par exemple ne sont pas inutiles pour autant. La valeur de l’Aikido réside dans sa volonté d’explorer une façon de faire subtile et profonde, et cette exploration ne peut se faire dans un contexte entièrement libre.

Il y a quelques mois, mon enseignant de technique Alexander me disait qu’il n’est pas possible de modifier l’utilisation de notre corps quand on est fatigué, quand on est distrait, ou quand on est sous pression. C’est un point très important qu’il faut garder à l’esprit lors de la pratique de l’Aikido. Si une attaque se doit d’être potentiellement dangereuse il n’est pas pour autant nécessaire de mettre son partenaire sous une pression forte de manière systématique. L’intention doit être présente, mais la vitesse et l’intensité doivent être modulées.

De nombreuses techniques en Aikido permettent d’explorer comment gérer une force externe appliquée sur notre corps et l’utiliser pour contrôler son partenaire. Ca n’est pas sans rappeler les exercices de Tui Shou du Taiji Quan ou le Push Out de l’Aunkai. Ce dernier est un exercice particulièrement simple en apparence mais d’une richesse immense. Les deux partenaires se font face, pieds parallèles, bras tendus pour l’un, fléchis pour l’autre, paumes de mains en contact. De cette position, l’un des partenaires doit étendre ses bras alors que l’autre recevra la poussée. Alors que je cherche à pousser mon partenaire malgré la pression qu’il exerce sur moi, je prends conscience des mes chaines myo-fasciales et de la façon dont la force entre et sort de mon corps. En parallèle mon partenaire apprend à gérer la force que je lui propose. Si le partenaire qui reçoit n’oppose aucune résistance et enlève ses mains lors de la poussée adverse, rien ne se passe et l’exercice perd immédiatement son intérêt. C’est la même chose en Aikido.

Ces exercices ne sont évidemment pas la réalité du combat, il sont des outils qui permettent de développer certaines qualités qui seront utiles dans le cadre d’un affrontement. Ils sont nécessaires mais pas suffisants.



Push out - prendre conscience de son corps




La martialité est un état d’esprit

La martialité d’une pratique tient à peu de choses, et l’état d’esprit en est peut-être l’élément le plus critique. Bien sûr l’attitude et la rigueur ont un rôle à jouer et on serait tentés de croire que l’Aikido, par sa formalité, remplit parfaitement les conditions. Mais l’état d’esprit d’une pratique ou de ses pratiquants va plus loin que le simple formalisme de rigueur dans le dojo.

La question de la responsabilité est au coeur de la martialité. Qui est responsable du non fonctionnement de la technique? Uke, qui n’a pas attaqué ou réagi comme il fallait? Tori, qui n’a pas su s’adapter à son partenaire? La technique elle-même qui n’était pas efficace ou appropriée? En réalité, ces trois réponses sont possibles et ne sont pas mutuellement exclusives. Il arrive qu’Uke propose une attaque qui n’en est pas une. Il arrive aussi que la technique soit difficilement applicable, par exemple à cause des gabarits relatifs des partenaires. Mais il arrive aussi que ce soit Tori qui soit en cause. Il n’est pas grave de rater une technique, il est plus embêtant de le nier et de rejeter la faute sur le partenaire. Il y a quelques années, lors d’un stage avec un Shihan japonais à Hong Kong, je me souviens avoir travaillé sur Irimi Nage avec un élève gradé du maitre. Je ne me souviens plus de l’attaque mais le principe de l’entrée était pour Tori de mettre sa main droite sous le coude adverse (avec la main gauche derrière sa nuque) et de l’enlever pour créer le déséquilibre. Il est évident que cela ne peut fonctionner que si Uke est maintenu dans un équilibre précaire via cette main sous son coude. Dans ce cas précis je n’étais pas en déséquilibre, et soucieux de laisser mon partenaire trouver ce qui n’allait pas, j’attendais patiemment qu’il mette mon poids dans mon coude. Voyant la difficulté de son élève, le professeur arrête le cours, démontre et demande pourquoi la technique ne fonctionne pas. Puis en m’indiquant du doigt, il explique “c’est parce qu’Uke ne fait pas son travail”. J’ai hoché la tête et fait semblant jusqu’à la fin du cours. Mon partenaire s’est senti soudain très compétent et nous sommes tous rentrés chez nous en n’ayant rien appris.

L’intention est également un point essentiel, souvent laissé de côté. L’Aikido est issu de pratiques violentes, destinées à incapaciter, voire détruire. S’il propose aujourd’hui un message qui va plus loin que cette simple violence, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille oublier le contexte qui lui a donné naissance. Dans un contexte de vie ou de mort, l’intention est un élément naturel. Mais dans la pratique au dojo, rares sont les fois où le pratiquant se sent en danger. Lorsque je pratique avec Akuzawa sensei, le fondateur de l’Aunkai, j’ai toujours ce moment où je crains réellement pour mon intégrité physique. Il ne m’a pourtant jamais blessé et ne le fera probablement jamais, mais je ressens son potentiel de destruction. Avant même de l’attaquer je sais déjà que ça va être compliqué, il a pris l’ascendant. Idem quand il m’attaque.




Projeter son intention - la technique seule ne suffit pas

L’Aikido est un Budo, une voie martiale visant le développement de l’individu au-delà du simple aspect combatif. J’insiste sur la notion d’au-delà, un Budo se soit d’être plus qu’un Bujutsu et pas simplement autre chose. C’est la rigueur martiale qui nous permet un travail profond sur nous-même, mentalement et physiquement, et qui à terme nous amènera peut-être à quelque chose de plus.



L’absence de travail libre

Je suis convaincu de l’intérêt d’un travail de formes associé à une recherche corporelle pour comprendre l’essence de la pratique. Je crois en revanche que ces deux éléments seuls ne sont pas suffisants pour atteindre le plus haut niveau et qu’il est nécessaire d’avoir une pratique libre.

En Aikido la pratique libre se résume le plus souvent à deux choses: le ju-waza dans lequel le pratiquant se retrouve le plus souvent à exécuter ses formes sur des attaques variées, et le randori dans lequel plusieurs pratiquants attaquent comme des zombies et prennent ukemi dès que Tori leur propose une direction.

Au Nihon Tai Jitsu, comme au sein du Yoseikan Aikido, le travail libre est particulièrement présent et peut l’être sous plusieurs formes et avec différents niveaux d’intensité. Il pourra s’agir d’un randori contre plusieurs adversaires qui cherchent réellement à attaquer, de randori avec un seul partenaire dans lequel celui-ci pourra nous seulement attaquer mais également contrer les défenses qui lui sont opposées s’il en a l’opportunité, ou encore d’exercices de type sparring en opposition totale, qu’ils soient debout ou au sol. Il en est de même en Aunkai et je ne me souviens pas d’un entrainement au Hombu dojo de Tokyo qui ne s’est pas terminé par kuzushi, un travail d’opposition libre dans lequel chacun des partenaires doit chercher à préserver sa structure corporelle tout en brisant celle de l’adversaire.

Je crois important de ne pas transformer nos pratiques en sports de combat, et de voir l’affrontement ritualisé comme l’alpha et l’omega de la pratique martiale, car cela ne pourrait à terme que les appauvrir. Je reconnais en revanche aux sports de combat d’avoir su développer des outils permettant une pratique intense et non complaisante, dans laquelle les deux adversaires cherchent à prendre le meilleur sur l’autre. S’il ne s’agit pas de tomber dans l’ego et de chercher à “gagner” un combat qui n’en est pas réellement un, un travail en opposition est un outil remarquable pour percevoir nos faiblesses, et pouvoir y remédier.


Conclusion

L’Aikido tel que Ueshiba Morihei l’a proposé au monde est une discipline martiale d’une rare qualité. La présence de pratiquants avancés d’autres disciplines parmi les élèves d’Osensei en est l’une des meilleures preuves. Le développement massif de la discipline et son message de paix, attirant aujourd’hui un public plus large ont en revanche eu un impact dévastateur sur la martialité de l’Aikido, qui peine aujourd’hui à démontrer son efficacité. Tous les éléments de cette martialité sont pourtant présents au sein de l’Aikido, et ce même s’ils peinent à être visibles. Il ne tient qu’à nous de chercher à restaurer cette martialité passée en regardant objectivement nos manques.

Commentaires

Serge a dit…
Je partage sans reserve cette analyse. Elle pourrait etre ecrite en remplaçant Aikido par Karaté. Arigato gosai mashita.

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