Qu’importe le talent pourvu qu'on ait l'ivresse

La semaine dernière après l’entrainement, Hugh me demandait combien de personnes ayant commencé en même temps que moi dans mon dojo pratiquaient encore. Honnêtement j’avoue que ça fait longtemps et que les lignes se brouillent un peu au bout d’un moment quand il s’agit de se souvenir de qui a commencé quand, mais sauf erreur de ma part sur les deux dojos de St Germain en Laye, nous sommes deux pratiquants encore en activité ayant commencé en septembre 1998, François et moi. Je ne saurais pas dire s’il reste encore beaucoup de pratiquants ayant commencé l’année précédente ou la suivante.

Le fait est que la perte dans les effectifs est toujours très forte. Je n’ai pas les stats précises en tête, mais je ne serais pas surpris que l’on perde plus 50% des pratiquants la première année. Et une grande partie du reste avant le Shodan, qui n’est pourtant pas un niveau particulièrement avancé et encore moins inaccessible.

Il y a de tout parmi les pratiquants qui arrêtent rapidement et on aurait tort de penser que seuls les plus doués restent. Si je n’ai ni vidéos de mes débuts, ni de souvenirs très objectifs, je ne crois pas que j’étais exceptionnellement doué, assez loin de là, j’étais probablement dans la moyenne. Je me souviens de pratiquants qui avaient commencé en même temps que moi et que je trouvais bien meilleurs, pour qui les choses étaient vraiment naturelles. Paradoxalement tous ceux dans ce cas-là ont arrêté assez rapidement.

Le talent ou le travail
Le talent compte au final relativement peu. S’il est bien sur toujours préférable d’en avoir, les personnes qui vont le plus loin sont rarement celles qui étaient les plus douées au départ, mais plutôt celles qui ont le plus travaillé, parce que justement ça n’était pas naturel. Je crois me situer plutôt dans ce cas-là. Ni particulièrement doué, ni particulièrement manchot, c’est en pratiquant beaucoup pendant de nombreuses années que j’ai réussi à progresser à développer quelques qualités. D’un certain côté, je crois que le talent, comme le fait d’avoir d’excellentes qualités physiques de base, est potentiellement un facteur limitant dans la progression. De même que disposer d’une grande force physique n’incite pas à faire les efforts (considérables) pour modifier l’utilisation du corps, les personnes naturellement douées ont parfois tendance à laisser tomber plus vite, peut-être parce qu’elles sont moins préparées à gérer les difficultés quand elles arrivent. On aimerait tous être doués, moi le premier, mais le talent ne suffit pas.

Nous avons naturellement tendance à idéaliser le talent, comme si la compétence dans un domaine était quelque chose d’inné. Nous avons plus ou moins de facilites, c’est certain, mais les facilites ne sont qu’une part de l’équation. Il est d’ailleurs amusant comme on a tendance à idéaliser le talent dans la musique, l’art ou les arts martiaux, et à se trouver des excuses puisque nous ne sommes pas talentueux, mais aucun d’entre nous n’imagine aller voir un médecin qui n’ayant jamais étudié la médecine ne se repose que sur son talent. Et pourtant, il s’agit bien de la même chose. Nous partons d’une base plus ou moins bonne, mais c’est ce que nous construisons à partir de la qui compte réellement.

Si je crois etre parti d’une base vraiment dans la moyenne, je suis en revanche conscient des heures de pratique quotidiennes que je me suis imposees, et du fait que je me suis donné les moyens d’avancer, envers et contre tout.

L’engagement dans la pratique
L’engagement est ce qui différencie le plus les pratiquants, pas le talent. Nous avons tous des envies différentes, des ambitions et des priorités différentes, c’est normal et je dirais même que c’est sain. En revanche il est normal que celui qui s’engage considérablement plus progresse plus. Un « pratiquant du dimanche » qui pratique 1-2 fois dans la semaine progressera évidemment moins que celui qui consacrera la majeure partie de son temps libre à ça. Imaginez si ça n’était pas le cas…

Il existe dans les arts martiaux une théorie des 1,000/10,000 heures. 1,000 heures pour avoir les bases, 10,000 heures pour les maitriser. Si ça n’est évidemment qu’une théorie et qu’il faut la prendre avec précaution, elle me semble un indicateur intéressant. 1,000 heures représentent pour moi plus ou moins ce qu’il faudrait pour atteindre un Shodan. J’en parlais a une de mes élèves qui me demandait en combien d’années elle pourrait y accéder, et ma réponse étant donnée son assiduité a été « environ 20 ans, mais il ne tient qu’à toi que ça aille beaucoup plus vite ». Si on prend une base de 4 heures par semaine de pratique (rien de bien exceptionnel), on tombe vers 5-6 ans, ce qui ne me semble pas particulièrement aberrant.

L’engagement dans la pratique est aussi quelque chose qui dépasse le simple cadre du nombre d’heures de cours. En bon obsessionnel, il est peu de moments où hors de la pratique je ne pense pas à la pratique, ne corrige pas ma posture, ne lit pas un ouvrage sur le Bujutsu ou le corps humain, ne regarde pas des vidéos. Au point que ma femme me regarde souvent du coin de l’œil en souriant et en disant « age te, sage te » en me voyant bouger les mains pendant que nous marchons.

Nous recherchons tous quelque chose de différent lorsque nous pratiquons. Une activité physique, une activité sociale, une recherche personnelle, peu importe. La pratique nous apporte ce que l’on veut bien y trouver.

Commentaires

Merci Xavier, ton propos me fait du bien car malgré mon engagement de tous les instants, j'ai parfois des doutes par rapport à la voie que j'ai choisi. Merci, et je persévère quand même.
Xavier a dit…
Le Kishinkai n'est pas la voie la plus facile, et c'est bien normal d'avoir des doutes. C'est même plutôt souhaitable parce que les gens qui ne doutent pas passent le plus souvent à côté... Il faut juste "manger son pain noir" quelques temps comme on dit, sans perdre de vue ses objectifs!

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