Aunkai : Au-delà de la technique

Cet article est paru à l'origine dans le magazine "Dragon Spécial Aikido" en Octobre 2015 et fut une excellente opportunité pour moi de donner mon ressenti sur l'approche de l'Aunkai en comparaison d'autres disciplines que j'ai pu pratiquer, dont l'Aikido, et ce en dépit de mon faible niveau.

Merci encore une fois à Léo Tamaki pour m'avoir donné cette opportunité






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Morihei Ueshiba est encore aujourd’hui reconnu comme un véritable phénomène martial, mais si nous sommes d’une certaine façon ses descendants, il est certainement difficile de se rendre compte de ce qu’était sa pratique. Un élément en particulier qui me semble souvent oublié est la force prodigieuse dont il faisait preuve. Faible physiquement dans sa jeunesse, Ueshiba a pratiqué les arts martiaux pour renforcer son corps au point d’atteindre environ 80kgs pour 1m52. On retrouve encore quelques témoignages de sa force incroyable et celui de Mochizuki sensei, uchi-deshi avant la guerre et fondateur de l’Aikido Yoseikan m’avait profondément marqué. Dans ce témoignage il explique que la façon de faire de l’Aikido de Ueshiba ne fonctionnait que pour lui et qu’il serait ridicule d’essayer de le singer, expliquant que lorsqu’il vous saisissait le poignet il y avait déjà un hématome et qu’il pouvait briser un poignet juste en le saisissant. On voit immédiatement que cet homme avait un physique hors du commun mais on comprend également que l’Aikido tel qu’il était pratiqué par son fondateur ne se limite pas à une question technique.

Comme de nombreux pratiquants, j’ai commencé les arts martiaux par une pratique externe, en l’occurrence le Nihon Tai Jitsu, descendant de l’Aikido Yoseikan du maitre Minoru Mochizuki. Le Nihon Tai Jitsu est une école particulièrement riche qui contient plusieurs centaines de techniques à mains nues, dont des percussions avec toutes les armes naturelles du corps, des clés, des projections, des étranglements et de très nombreux sutemi, la marque de fabrique de l’école Yoseikan. Au bout d’un peu plus de dix ans de pratique, et un deuxième dan, j’avais accumulé un bagage technique relativement conséquent, mais je sentais malgré tout un manque sans pouvoir vraiment mettre le doigt sur ce que c’était. Ma rencontre avec Akuzawa sensei a clairement mis en lumière ce qui me manquait : le corps pour appliquer ces techniques.

L’Aunkai - Une approche inversée


L’Aunkai est une méthode relativement récente, créée en 2002, et qui a fait le choix de se concentrer uniquement sur la formation du corps plutôt que sur la multiplication des techniques. Bien qu’encore relativement confidentielle, la méthode a su trouver un public nombreux et passionné en France où son fondateur Akuzawa Minoru se rend deux fois par an.

Akuzawa sensei a commencé les arts martiaux à l’adolescence par les arts chinois, notamment le Sanda dont il a gagné la première coupe du monde. Par la suite il a rencontré un pratiquant de Koryu qui lui a enseigné les bases du taijutsu et la façon d’utiliser le corps. C’est cet enseignement qui a inspiré l’Aunkai. Après environ un an auprès de ce maitre, Akuzawa sensei a pratiqué environ deux ans au Sagawa dojo, où il s’est à nouveau particulièrement intéressé à la façon d’utiliser le corps et aux exercices créés par Sagawa sensei.

Visuellement l’Aunkai ressemble curieusement à une forme de Qi Gong, qui contraste avec la puissance dégagée par son fondateur. La spécificité de l’Aunkai réside dans son approche, presque opposée à celle des autres arts japonais, dont l’Aikido. L’aikidoka pratiquera sans relâche pendant plusieurs années ses techniques de base. Ikkyo, nikkyo, sankyo, yonkyo, kote gaeshi… et ce sur différentes attaques, omote et ura. Le travail technique a une place centrale, c’est lui qui éduque le corps en faisant travailler la distance, les différentes directions, le timing. Il apprend à sentir comment la force entre et sort du corps. En tout cas il devrait. Il devrait parce que force est de constater qu’il est facile de passer à cote de l’essentiel lors d’un travail technique, tout simplement parce que la technique cannibalise le reste.

Plus d’une fois en Aikido comme en Nihon Tai Jitsu, je me suis retrouvé à faire une technique trop vite, trop en force, sans respecter les critères les plus élémentaires. Tout simplement parce que dans le feu de l’action, ce qui comptait était de passer la technique. La fin justifie les moyens… c’est sans doute vrai à court terme mais ça limite également la progression sur le long terme.


Forger et réorganiser son corps

Le terme tanren (鍛錬) est utilisé en Aunkai pour décrire les exercices en solo. Le terme signifie tout à la fois entrainement, forger, discipliner et l’utilisation du radical 金 (métal) insiste sur cette idée de forge. L’étymologie chinoise (鍛煉) est encore plus intéressante parce qu’elle utilise les radicaux du métal (金), mais aussi du feu (火), renforçant plus encore cette idée de forger le corps, comme on forgerait la lame d’un sabre, en en enlevant les impuretés à force de travail.

Lorsque l’on demande à Akuzawa sensei ce qu’il enseigne, une des réponses qui revient le plus souvent est « se tenir debout, marcher, s’asseoir ». On peut facilement sourire de la simplicité de la chose. Apres tout, ne fait-on pas ces activités quotidiennement et ce depuis notre plus tendre enfance ? On serait en droit de croire qu’on les maitrise parfaitement. Et pourtant il est remarquable de voir qu’une simple pichenette d’Akuzawa sensei suffit souvent à faire voler en éclat cet édifice que nous pensions être.

La première partie de ce travail consiste donc à prendre conscience de notre corps, de nos membres, de nos articulations et de la façon dont tout ce système s’organise. Est-ce que ma tête est supportée par mon corps, comme elle devrait l’être ou est-elle légèrement penchée vers l’avant habituée à se diriger vers mon smartphone ou mon écran d’ordinateur ? Mon dos est-il droit ou légèrement vouté ? Peut-être mon corps vrille-t-il légèrement ? Enfin est-ce que mon torse repose naturellement sur mon bassin ? Au final est-ce que la structure de mon corps lui permet de tenir debout sans engager une  dure lutte contre la gravité ?
Réorganiser son corps

Il va donc s’agir dans un premier temps d’une mission de reconnaissance. Le travail solo permet de prendre conscience de notre corps, d’en réorganiser la structure, de mettre en place ses axes et d’utiliser ses axes pour initier le mouvement. Ce travail solitaire est complété par des exercices avec partenaire pour obtenir un retour sur la façon dont la force entre et sort du corps. Enfin, ce travail de réorganisation du corps peut amener au travail des applications dans lesquelles les  principes vont pouvoir être utilisés librement en situation.



Le feedback du partenaire – une étape nécessaire


Tout aussi riche que la pratique des tanren puisse être, Aunkai ne fait pas l’impasse sur le travail a deux. Mais ce travail à deux est lui aussi résumé à son image la plus simple. Push out en est la plus parfaite illustration, tant par sa simplicité apparente que par les richesses qu’il renferme. Dans la version la plus simple de push out, les deux partenaires se font face jambes tendues, mains à hauteur des épaules, un partenaire bras tendus et un bras fléchis. L’exercice consiste tout simplement à repousser les bras du partenaire et à recevoir sa force. Simple a priori. Avant de rencontrer Akuzawa sensei j’avais commencé à pratiquer les exercices via le DVD de la méthode et je pensais donc avoir déjà une vague idée de ce qu’était push out. Jusqu’à ce que j’aille à Tokyo et que je me rende compte qu’il m’était impossible de repousser les mains de mon partenaire.

Avec un peu d’imagination, on voit très vite les liens directs entre ces exercices et les applications. Il y au final très peu de différence entre la façon d’appliquer la force dans push out, ikkyo ou kote gaeshi : une force qui utilise tout le corps pour casser la structure d’Uke, sans perte de son propre équilibre. Du point de vue d’Uke, push out apprendra aussi à recevoir cette force et donc à apprendre à contrer ces techniques.

En Nihon Tai Jitsu, nous travaillons un kata de kaeshi waza (techniques de contres) issu de l’Aikido Yoseikan : le Hyori no Kata. C’est un kata avancé, effectué au ralenti et qui simule un combat en armure dans lequel les deux partenaires enchainent les techniques et les contres. C’est personnellement un kata dont je n’ai compris l’essence que via la pratique des tanren et kunren : comprendre comment la force rentre dans le corps, comment la recevoir et la rediriger, pour être capable de la contrer. En regardant avec attention le kata on peut voir comment ajuster les différentes parties de son corps pour permettre à la technique de fonctionner et c’est le travail au ralenti qui permet de ressentir la justesse des alignements et de la posture.

Transition du Hyori no Kata. L'utilisation du corps permet de contrer la technique de Uke



Détruire et reconstruire

La pratique d’un Bujutsu ou d’un Budo doit être l’occasion d’une remise en question permanente pour pouvoir passer aux niveaux supérieurs. Début 2010, lorsque j’ai décidé de me lancer dans l’interne avec l’Aunkai, j’ai tacitement accepté de tout remettre à plat.

L’Aunkai, on l’aura compris, est une pratique sans formes autres que les exercices de construction du corps. Pas de kata, pas de techniques de base, mais la formation du corps et uniquement elle. Une des conséquences est que les applications deviennent affaire de sensation et d’interprétation plutôt que la reproduction d’un modèle proposé par l’enseignant. C’est une approche qui m’a parlé parce que rien dans l’Aunkai ne s’opposait à ma pratique. Il lui offrait au contraire une optimisation. Ma lecture des tanren est donc fortement imbibée de mes filtres Nihon Tai Jitsu/Aikido, alors que d’autres y verront un lien direct avec leur école de Karaté ou de Wing Chun.

Les tanren sont un pétrissage du corps, ils permettent de mieux le comprendre, mais aussi de l’inciter à bouger d’une certaine façon. Façon qui donne souvent du sens aux techniques que nous pratiquons quotidiennement. Via la pratique des tanren, le pratiquant apprend à détricoter les techniques qu’il a apprises pour en saisir l’essence. Il peut ensuite essayer d’appliquer cette nouvelle compréhension dans ses techniques, et utiliser cette expérience pour  revenir aux tanren avec de nouvelles idées, formant ainsi un cercle vertueux.

S’éloigner de la forme pour en comprendre le fond


Pour autant, cela ne veut pas dire que le cursus du Nihon Tai Jitsu, de l’Aikido, ou de n’importe quel art externe ne permettent pas d’accéder aux principes d’utilisation du corps, tout au plus cela indique que dans mon cas la diversité technique m’a fait m’éloigner de ce qui faisait le cœur de la pratique.

Contrairement au Daito Ryu et ses centaines de techniques, l’Aikido a fait le choix de se concentrer sur uniquement une poignée d’entre elles. Une poignée qui devrait être suffisante pour saisir l’intégralité des principes, et qui l’était d’ailleurs certainement dans l’esprit de Morihei Ueshiba. Malheureusement peu ont un parcours équivalent au sien et bien souvent l’attention se retrouve plus portée sur la forme de la technique que sur ce qui en fait l’essence, avec le risque de se retrouver avec une coquille vide. Lors de l’un de mes passages à Tokyo, Akuzawa sensei m’a dit qu’il allait me faire Kote Gaeshi et que je pouvais essayer de le bloquer. Il me l’a fait au ralenti, j’étais prêt, et j’ai naïvement souri en le voyant démarrer un Kote Gaeshi qui ne respectait aucun critère d’exécution. Et soudain je me suis effondré, comme un château de carte.

Il est relativement facile de se concentrer sur l’aspect extérieur de la pratique et de passer à côté du reste. La grande force de l’Aunkai de ce point de vue réside dans l’absence de techniques et donc dans l’obligation de ne travailler QUE les principes. Peut-être pour mieux revenir aux techniques par la suite.


L’exemple d’Age Te

Les exemples d’applications sont infinis mais j’ai choisi de prendre Age Te (suwari waza kokyu ho) parce que c’est à la fois un exercice de base en Aunkai et en Aikido. Visuellement très proche dans les deux cas, il me semble pourtant différer dans son approche.




En Aunkai, Age Te est en effet réduit à son plus simple appareil. Il s’agit avant tout d’un test de structure pour revenir à l’essence du mouvement. Alors qu’en Aikido on insistera sur les notions de leviers ou on utilisera souvent de nombreux « trucs » pour faire fonctionner la technique, en Aunkai il s’agira simplement pour Tori d’être capable de lever les mains sans utiliser de force malgré une saisie puissante. Ce qui impliquera notamment de réaligner sa colonne vertébrale, de relâcher ses épaules et de faire tomber les coudes afin de prendre le poids d’Uke à l’intérieur de soi. La notion de levier devient ici parfaitement secondaire. 



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